Du 8 au 28 octobre 2024, Colette Lespinasse, représentante de la Coordination Europe Haïti (CoEH) en Haïti, a visité plusieurs pays européens pour rencontrer des personnes et organisations intéressées par l’avenir d’Haïti. Cela comprenait des réunions avec des parlementaires, des représentants des organisations membres de la CoEH et d’autres ONG, des associations de la diaspora haïtienne, ainsi que d’anciens travailleurs humanitaires ayant œuvré en Haïti. Ces échanges ont permis de mieux comprendre la position de l’Europe envers Haïti, révélant que, bien que certains groupes de solidarité restent très préoccupés, l’attention politique européenne est largement absorbée par d’autres crises mondiales. Face aux contraintes budgétaires, de nombreux acteurs européens privilégient désormais des partenariats offrant des retours économiques ou politiques clairs, laissant moins de place à Haïti dans leurs priorités. Cependant, les organisations de solidarité continuent de sensibiliser, de collecter des fonds et de promouvoir des solutions durables, soulignant ainsi le besoin constant d’une défense active des relations Europe-Haïti.
Entre le 8 et le 28 octobre 2024, dans le cadre de mon travail comme représentante de la Coordination Europe Haïti (CoEH), j’ai eu le privilège de visiter plusieurs pays de l’Europe pour m’entretenir avec un ensemble de personnalités et organisations intéressées par Haïti. Dans ce cadre, j’ai rencontré des parlementaires, des représentants des membres de la CoEH et d’autres ONG internationales évoluant en Haïti, des associations de la diaspora haïtienne, d’anciens coopérants ayant travaillé en Haïti, etc. Ma visite en Europe s’inscrivait dans le cadre de ma participation à l’Assemblée générale de la CoEH, de relations publiques auprès d’organismes de financement de certains projets avec lesquels j’ai une certaine affiliation et le renforcement des liens d’amitié construits au fil des ans avec des cadres de ce continent.
Les échanges avec ces personnes m’ont permis de palper du doigt l’intérêt en Europe pour Haïti. Si du côté de plusieurs organisations solidaires on se préoccupe encore de ce qui se passe en Haïti, ce n’est pas tellement le cas pour des officiels rencontrés dont certains viennent tout juste d’arriver à leurs postes au niveau du Parlement Européen et savent très peu d’Haïti. Les conversations m’ont permis de comprendre que le pays n’est pas du tout pour le moment sur l’agenda politique européen de manière générale et même de certains pays comme la France qui a pourtant des liens historiques avec Haïti. D’autres crises comme la guerre en Ukraine et en Palestine, les relations difficiles avec l’Afrique ont la priorité.
Diplomatie transactionnelle
Dans un contexte marqué par la montée des courants de droite qui ont gagné des élections dans plusieurs pays de l’Europe, la diplomatie semble prendre une autre direction. Un nouveau concept a vu le jour : le transactionnalisme où chaque relation est perçue comme un échange et chaque engagement doit générer des bénéfices concrets. Un parlementaire nous a bien dit qu’il est très touché par les conséquences de la violence en Haïti, notamment sur les enfants et les femmes, mais qu’il lui est difficile de susciter de l’intérêt pour ce sujet auprès de ces collègues car les retombées politiques ou économiques que ces derniers pourraient en tirer ne sont pas évidentes.
Dans le cadre de cette diplomatie transactionnelle, les pays et les structures internationales sont de moins en moins enclins à délier la bourse pour financer des projets en Haïti où il n’y a apparemment pas de grands enjeux économiques à l’horizon ou même à faire passer une résolution, d’autant plus que la crise piétine et les succès des investissements passés sont peu palpables. Plusieurs se cachent derrière les problèmes budgétaires auxquels leurs pays sont confrontés pour expliquer ce manque d’intérêt. Partout, on nous a confié que les budgets pour l’aide internationale ont été considérablement réduit avec des coupes allant parfois jusqu’à plus de 50%.
Si autrefois on pouvait miser sur les liens parfois difficiles, mais réels, tissés entre Haïti et des pays d’Europe depuis la période coloniale, cet argument fait de moins en moins recette. La revendication envers la France pour la restitution des montants qu’Haïti avait été forcés de lui verser pour que son indépendance soit reconnue (ce qu’on appelle couramment la dette de l’Indépendance), n’est pas appuyée par certains courants européens projetés pourtant comme étant progressistes, malgré la demande officielle réitérée par M. Edgard Leblanc Fils[1] le 27 septembre 2024 devant l’Assemblée générale des Nations-Unies. Aujourd’hui, les regards sont ailleurs. Haïti est plutôt considéré comme un élément de l’arrière-cour des Etats-Unis et les pays de l’Europe préfèrent suivre les politiques de cette puissance mondiale envers ce pays de la Caraïbes.
Intérêt politique décroissant pour Haïti
Chez les interlocuteurs politiques rencontrés, certaines préoccupations liées au respect des valeurs traditionnellement défendues par l’Europe, notamment en faveur des droits humains (surtout quand il s’agit d’enfants et de femmes) et de la démocratie demeurent, même si elles sont pour le moment un peu reléguées au second plan. Mais attention, à certains aspects de ces thématiques, comme ceux relatifs aux droits des migrants. Ce sujet qui a aussi beaucoup de rapports avec la situation actuelle d’Haïti ne fait pas l’unanimité en Europe et nos interlocuteurs politiques n’étaient pas intéressés à l’aborder. Dans certaines conversations, nous avions essayé d’attirer l’attention sur les déportations massives, avec beaucoup de violence et dans l’irrespect total des normes, que la République Dominicaine, le pays voisin d’Haïti, est en train de mener après sa décision annoncée d’expulser chaque semaine vers Haïti au moins 10,000 personnes soupçonnées d’être des immigrants haïtiens en situation irrégulière. Mais ce sujet n’a pas suscité beaucoup d’enthousiasme, car en Europe aussi, la migration est un dossier brulant qui soulève bien de controverses.
Est-il donc nécessaire d’attirer aujourd’hui encore le regard international sur Haïti ? Est-il convenable de continuer à être solidaire de ce pays de la Caraïbes en proie à un ensemble de crises interminables et qui rendent chaque jour sa population plus vulnérable ?
Heureusement que certaines organisations européennes demeurent encore attachées à des principes à la base de leur création, notamment la solidarité, l’empathie envers les peuples qui souffrent. Malgré un monde changeant, de plus en plus déshumanisé orienté vers l’appât du gain, l’enrichissement à outrance, la conscience que nous vivons sur une même planète, que nous sommes interdépendants, et qu’il est nécessaire de se supporter, de partager un peu les ressources disponibles, demeure encore vivace.
Solidarité continue avec Haïti
Au cours de mon voyage en Europe, j’ai pu vivre en direct les efforts qui sont fait par des organisations solidaires pour maintenir Haïti en vie dans l’opinion publique, pour mobiliser des fonds pour soutenir des projets destinés aux groupes les plus vulnérables de mon pays. Les imaginations ne manquent pas. L’activité liée à la collecte et réutilisation de vêtements de secondes mains non seulement pour gagner des sous pour des projets mais aussi pour diminuer le gaspillage des ressources de l’environnement m’a beaucoup impacté. J’ai eu le plaisir de constater tous les efforts qui sont faits pour diminuer les déchets, les recycler, leur donner une nouvelle vie au lieu de continuer à bouffer toutes les ressources qui existent sur la terre. Ce qui demande une réorganisation des services, des entreprises, une rééducation de la population et un grand engagement citoyen. Ces exemples m’ont fait beaucoup réfléchir sur ce qui pourrait être fait en Haïti pour mieux gérer les déchets et l’importance d’une politique publique forte, engagée pour accompagner un tel processus.
Ce voyage m’a mis en contact aussi avec un autre continent : l’Inde. Ma visite chez une ONG de solidarité française a coïncidé avec celle d’un autre partenaire de cette organisation qui travaille en Inde avec les Dalits, une catégorie de population marginalisée, qu’on appelle « des intouchables », avec qui personne ne veut se mêler. Le débat qui a suivi la projection d’un film dans ce pays m’a permis de découvrir beaucoup de similitudes avec Haïti où des catégories de populations sont exclues, discriminées, comme les enfants vivant en situation de domesticité avec lesquels je travaille. Le monde n’est pas si différent. Ici et là, en Haïti comme en Europe et en Inde, il y a encore beaucoup de choses à changer, beaucoup de luttes à mener et tout cela peut nous rassembler, peut nous mobiliser pour un monde plus juste et plus humain.
Au cours de ce périple en Europe, j’ai visité Paris et l’Alsace en France, Bruxelles (Belgique), et Aachen en Allemagne. En parcourant un ensemble de lieux dans ces différents coins, en visitant des musées, en lisant des documents, j’ai eu l’occasion de tomber sur des dates, sur des faits qui m’ont permis d’établir des connexions avec l’histoire de mon pays, notamment entre la Révolution française de 1789 et la proclamation de l’Indépendance d’Haïti quinze (15) ans plus tard. Ce retour dans le passé m’a aidé à comprendre certains moments de l’histoire de mon pays, notamment la naissance d’Haïti comme pays indépendant et le rôle joué par certains personnages comme Napoléon Bonaparte, sa famille et Toussaint Louverture, héros haïtien qui a aboli l’esclavage sur l’île d’Haïti/Hispaniola (pour la République Dominicaine), bien avant les abolitions du 19ème siècle.
Tout est donc lié et le monde n’est qu’un seul, même si les avancées économiques, l’opulence d’aujourd’hui de certaines parties du monde veulent faire croire le contraire. L’avenir de notre planète et de tout ce qui y vit, incluant les êtres humains, dépend beaucoup des relations que nous, hommes et femmes qui prétendons avoir obtenu le droit de la dominer et de la transformer, à notre profit, aurons fait de ce pouvoir. A ce sujet, la CoEH a tout un champ de plaidoyer à faire sur les relations entre l’Europe et Haïti. Ne soyons pas indifférents. Continuons à être solidaires et surtout humains !
[1] Edgard Leblanc Fils est intervenu aux tribunes des Nations Unies en tant que président du Conseil Présidentiel de Transition d’Haiti le 27 septembre 2024, dans le cadre de l’Assemblée générale ordinaire des Nations Unies.