Récemment – juin 2017 – l’Akademi Kreyól Ayisyen (AKA) a proposé une modification de l’orthographe du créole haïtien. Prenant l’alphabet de 1979, utilisé actuellement, comme point de départ, l’Académie du Créole Haïtien a présenté neuf recommandations en vue d’une plus grande standardisation de l’orthographe. Le but ultime est de mettre le créole haïtien encore plus en avant comme la langue principale d’enseignement dans les écoles haïtiennes.
L’importance de cet effort a été illustrée par Michel DeGraff, professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et défenseur de l’enseignement dans la langue maternelle. Expliquant l’importance d’utiliser la langue vernaculaire des étudiants comme moyen d’instruction, il dit : « La recherche a montré qu’on apprend mieux dans les langues qu’on parle le plus couramment. En Haïti au moins 95% de la population parle couramment seulement le créole. L’utilisation de n’importe quelle autre langue d’enseignement serait vouée à un échec académique. Cet échec devient un drame national s’ il se répète génération après génération, avec des enfants créolophones recevant un enseignement en français » (interview MIT News, 2015).
Le créole haïtien : la seule langue qui unit tous les haïtiens
L’Akademi Kreyól Ayisyen (AKA) a été fondée en 2014 comme un institut national afin de promouvoir l’utilisation du créole haïtien – notamment comme langue d’enseignement dans les écoles – et ‘garantir les droits linguistiques de tous les Haïtiens concernant tout ce qui est relatif à la langue créole’ (www.akademikreyol.net). La mission de l’organisation est profondément ancrée dans la Constitution de 1987 (article 5), dans laquelle, pour la première fois dans l’histoire d’Haïti, le créole haïtien avait été reconnu comme la seule langue qui unit tous les haïtiens et comme langue officielle d’Haïti, à côté du français. C’était un changement majeur par rapport à la Constitution précédente de 1979 qui encore considérait le créole en tant que subordonné au français et qui avait classifié le français comme ‘langue d’enseignement’ et le créole seulement comme un ‘instrument éducatif’. Hebblethwaite (2012), professeur de linguistique à l’Université de Florida, remarque : » A cette époque, le créole était constitutionnellement défini comme un moyen du français mais non comme une fin en soi. »
Néanmoins, malgré la perspective changeante concernant la valeur du créole haïtien comme formulé dans la Constitution de 1987, l’application était compliquée et la réalité s’est avérée être dure. Hebblethwaite a noté que « Bien que la loi haïtienne de 1987 encourage la promotion du créole, l’utilisation du français comme moyen d’instruction continue et beaucoup d’ élèves haïtiens sont soumis à châtiment corporel et humiliation disproportionnés quand ils sont surpris à parler créole à l’école »(2012). La date de fondation de l’Akademi Kreyól Ayisyen est aussi un témoignage de la lenteur de ce processus de changement. La fondation d’un institut comme AKA était déjà prévu dans la Constitution de 1987, mais il a fallu 27 ans pour devenir une réalité. Bien sûr Haïti a passé par une période d’instabilité politique intense et de hautes pressions sur l’environnement au cours des trente dernières années. Peut-être ce sont les raisons pour qu’une politique linguistique d’enseignement – politique linguistique en général – n’a pas été une priorité politique ou sociale.
Le créole pendant la période coloniale « une langue faible et compliquée »
Cependant, il faut considérer un autre aspect afin de comprendre la lenteur des progrès réalisés pour embrasser le créole haïtien comme langue principale d’enseignement dans les écoles. Dans l’histoire le créole haïtien a été qualifié comme un canal inférieur et inadéquat de communication. Des attitudes linguistiques négatives généralisées ont limité l’utilisation et le développement du créole comme une langue d’enseignement. Les premiers récits sur la langue créole ont donné le ton pour la reconnaissance future de la langue vernaculaire d’Haïti. Pendant la période coloniale les Français ont considéré la langue créole naissante comme une version enfantine du français. Girod de Chantrans, par exemple, un ingénieur militaire qui s’est rendu à Saint Domingue en 1782, et qui en général a exprimé des sentiments positifs sur la population esclave, considérait la langue créole « une langue faible, sous-développée et compliquée. » Selon lui le créole était « un jargon imbécile seulement apt pour des personnes ayant une intelligence insuffisante » (Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique). L’influent Moreau de Saint-Méry, qui a écrit beaucoup sur Saint Domingue vers 1800, s’est exprimé avec des paroles semblables : « c’est une sorte de français malformé » (Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue). Cette dépréciation du créole allait de pair avec l’exclusion des opportunités éducatives pour la population esclave. Apprendre à lire et à écrire était interdit aux esclaves. Le ‘livre de l’orthographe’ était interdit, comme Jean Fouchard, journaliste et historien haïtien, avait illustré de façon précise dans son livre ‘Les marrons du syllabaire’. « l’Ignorance est une arme dans des mains du despotisme, » avait écrit Girod de Chantrans en critiquant cette approche coloniale vis-à-vis de l’éducation. Hebblethwaite (2012) a connecté ce passé à nous jours : « des colons français aux Antilles françaises ont considéré les langues européennes comme supérieur aux langues africaines et créoles qui étaient jugées ‘inférieures’, ‘mal préparées’, ‘dégénérées’ et ces idéologies n’ont pas été soumises à une rupture de transmission dès les jours de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui. »
Utilisation du créole améliorera les résultats des élèves
Dans ses recherches, Michel DeGraff a montré clairement que le créole haïtien peut être parfaitement utilisé comme langue d’enseignement dans toutes les matières scolaires à tous les niveaux. Il n’y a pas de raisons linguistiques pour considérer le créole moins qualifié comme langue d’enseignement qu’aucune autre langue. Utiliser le créole – à la fois la langue maternelle du professeur et de l’étudiant – va améliorer la qualité de l’enseignement et de cette manière va réduire le taux d’abandon scolaire et améliorer les résultats des élèves. Des recherches mondiales montrent que l’éducation dans une langue maternelle accélère le progrès social, économique et intellectuel des sociétés.
Bien sûr qu’il faut développer du matériel éducatif adéquat et les professeurs doivent recevoir une formation – pas seulement au niveau technique (éducative et pédagogique), mais aussi encourageant une attitude plus ouverte vis-à-vis du créole haïtien. Une certaine fierté et amour-propre linguistique posent les fondements du succès future des élèves dans l’apprentissage d’une seconde langue . L’implémentation de la transition d’une langue vernaculaire (langue 1) à une langue étrangère (langue 2) demandera une attention particulière. Les professeurs doivent être formés comme enseignants de langue (étrangère) et doivent être bilingues eux-mêmes (ce que la majorité d’entre eux n’est pas aujourd’hui). De toute façon, souligner la domination du créole dans les salles de classe n’implique pas l’exclusion d’une seconde langue , comme le français, l’anglais et l’espagnol. La lutte pour avoir plus de créole dans les écoles est une lutte inclusive, et pas exclusive. De cette façon, elle représente la lutte de la société haïtienne en général. Ochan pou Akademi Kreyòl Ayisyen! Nous rendons hommage à l’Académie du Créole Haïtien.
Marcel Catsburg
Marcel Catsburg est professeur de communication organisationnelle (internationale). De 1991 à 1996 il a travaillé en Haïti comme conseilleur de communication avec une ONG locale. Il écrit sur Haïti sur son site : www.haitiinfo.nl
Benjamin Hebblethwaite (2012) French and underdevelopment. Educational language policy problems and solutions in Haiti. Journal of Pidgin and Creole Languages 27:2.