Haïti: Urgence de sortir du cycle sans fin d’insécurité et d’instabilité
Par Colette Lespinasse, correspondante de la COEH
31 Aout 2023
La situation en Haïti devient de plus en plus chaotique, avec la montée en puissance de groupes armés qui terrorisent la population. Depuis l’assassinat du président Moise en 2021, ces gangs se sont multipliés, étendant leur contrôle sur la capitale et certaines régions. Les violences, meurtres et viols augmentent, causant des déplacements massifs, une insécurité alimentaire et un accès limité aux soins et à l’éducation. Les organisations humanitaires et les Nations Unies s’alarment de cette escalade de la violence. L’État haïtien est en déliquescence, incapable de protéger sa population. Il est urgent que la communauté internationale, en particulier les pays et les institutions qui composent le Core Group, dont l’Union européenne, qui jouent un rôle important dans cette crise, réexamine de manière critique l’approche actuelle et soutienne enfin les acteurs de la société civile haïtienne dans leurs efforts pour trouver une solution durable et haïtienne à cette crise interminable.
Les haïtiens et haïtiennes souffrent d’une situation de plus en plus chaotique et sans aucune perspective d’avenir apparente. Ce chaos se caractérise ces derniers mois par le déploiement sans aucune contrainte de groupes armés qui contrôlent chaque jour des espaces plus importants de la capitale et de certaines régions de province, notamment l’Artibonite, principal grenier du pays. Ces bandits qui agissent en toute impunité chassent les habitants de leurs résidences, tuent, blessent, brûlent, pillent et violent.
« Entre avril 2022 et avril 2023, environ 16 massacres et attaques armées ont eu lieu en divers quartiers, villes et localités dont entre autres Cité-Soleil, Bel Air, Solino, Plaine du Cul-de-Sac, Butte-Boyer, Santo, Tabarre, Pernier, Fermathe, Thomassin, Laboule, Meyotte, Malik, Source Matelas, Canaan, Pétion Ville, Debussy, Liancourt, Verrettes, Croix de Bouquets, Petite Rivière de l’Artibonite et L’Estère », selon un rapport publié par la Fondation Je Klere (FJKL)en mai 2023. Les derniers massacres en date ont été perpétrés dans le vaste quartier populaire de Carrefour-Feuilles (Sud-Est) de la capitale le 13 Août et à Canaan/Lilavois, sortie Nord, le samedi 26 Aout 2023. Il faut dire que le mois d’aout a été particulièrement sanglant avec des cadavres tous les jours. Aucun secteur n’est épargné, ni les quartiers dits résidentiels, ni les quartiers populaires.
Les organisations humanitaires et celles de droits humains n’en finissent pas de dénombrer les dégâts causés par ces gangs. En mai 2023, le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme des Nations Unies s’alarmait sur l’amplification sans fin du cycle de violence en Haïti.« Au cours du seul mois d’avril, plus de 600 personnes ont été tuées dans une nouvelle vague de violence extrême qui a frappé plusieurs quartiers de la capitale », selon les informations recueillies par le Service des droits de l’homme du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH).« Cela fait suite au meurtre d’au moins 846 personnes au cours des trois premiers mois de 2023, en plus de 393 personnes blessées et 395 enlevées au cours de la même période », écrivait le Bureau des droits de l’homme des Nations Unies. Selon cet organisme de l’ONU, « il s’agissait d’une augmentation de 28% de la violence par rapport au trimestre précédent ».
Parallèlement, se sont poursuivi sans répit les cas de kidnapping avec exigence de fortes rançons, tortures et prolongation des délais de captivité. En raison de l’augmentation de la violence des gangs et de la faiblesse de la police, les « brigades de vigilance » ont pris naissance et les lynchages collectifs contre les membres de gangs et les criminels de droit commun se sont aussi multipliés dans la capitale. Les brigades prennent appui sur une déclaration fantaisiste et très critiquée de la Ministre de la Justice, Mme Emmelie Prophète, qui avait demandé à la population de se défendre tout concédant qu’il existe dans le pays « des territoires perdus ». Le samedi 26 Août, plusieurs centaines de fidèles avec à leurs têtes un certain pasteur Marco, ont décidé de se rendre à Canaan pour se mesurer avec l’un des gangs les plus puissants installé dans cette zone. Les fidèles ont été reçus avec des balles réelles et l’aventure s’est soldée par un massacre dans lequel périrent plusieurs adeptes du pasteur, par des dizaines de blessés et des gens pris en captivité. Canaan est un vaste bidonville construit après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 à la sortie Nord de la capitale et aujourd’hui une zone dangereuse infranchissable.
Cette situation de terreur force de nombreuses familles à abandonner leurs résidences. Selon des chiffres publiés par l’Organisation Internationale de la Migration (OIM) 160,000 personnes étaient déplacées dans la capitale en mars 2023. Entretemps, avec les nouveaux massacres et irruption des bandits dans de nouveaux quartiers de la capitale et des communes du département de l’Artibonite entre avril et août, ces chiffres ont nettement augmenté.
Qu’est devenu l’État haïtien ?
Ce qui étonne surtout, c’est l’indifférence ou la passivité affichée par les pouvoirs publics qui ont pourtant la responsabilité de protéger la population. Plusieurs voix s’élèvent pour accuser le Premier Ministre Henry d’être de connivence avec les bandits. De son côté, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) a dénoncé dans un rapport publié le 18 août 2023, une escalade de la violence qui s’effectue dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince et dans le Département de l’Artibonite avec la complicité des autorités de la Police ou du gouvernement.
Pourtant, quand il s’agit de mater une manifestation ou une protestation quelconque, la Police est toujours très présente comme ce fut le cas quand elle a fait usage de jets de gaz lacrymogène et de balles réelles pour déloger des déplacées qui, fuyant la terreur des groupes armés, s’étaient réfugiés devant les locaux de l’Ambassade américaine.
De plus en plus, les citoyens et citoyennes questionnent l’existence de l’État haïtien. Ils se demandent quel est le sens de la présence de ce gouvernement placé au pouvoir par le BINUH et le Core Groupe et qui n’a de comptes à rendre à personne ? Les quelques actions humanitaires en faveur des déplacés ont été menées par les organisations humanitaires et non par le gouvernement.
Comment vit la population dans un tel contexte ?
Les conditions de vie déjà très précaires de la population haïtienne se sont aggravées. Des familles perdent du jour au lendemain tout ce qu’elles ont accumulé comme biens durant des décennies. De nombreux emplois sont perdus tant dans le secteur formel qu’informel, mettant une large partie de la population au chômage. Au niveau du département de l’Artibonite, grenier du pays, pour échapper à la fureur des gangs, de nombreux paysans ont déserté leurs terres et ne peuvent plus les travailler. Ceux et celles qui restent sont rançonnés par les bandits qui les forcent à payer une indemnité pour pouvoir travailler leurs terres.
Malgré tout, des villes de province comme le Cap-Haitien et toute la région du Nord, les Cayes, Jérémie et Jacmel pour le Grand Sud, tentent de maintenir en vie leurs activités et les populations de ces zones s’efforcent de vaquer librement à leurs activités. Cependant, vu la centralisation pendant longtemps de toute l’administration publique et des principales infrastructures à Port-au-Prince, les provinces restent gravement affectés par la paralysie de la capitale. Elles ont quand même célébré leurs fêtes patronales qui ont drainé de nombreuses personnes venues de Port-au-Prince et même de la diaspora, malgré le blocage des principales routes du pays au Nord comme au Sud.
La campagne et les villes de provinces non encore sous le contrôle de gangs demeurent des lieux de refuges. Mais quand des groupes importants arrivent dans les familles paysannes avec les mains vides, cela crée beaucoup de pressions sur les maigres ressources de cette couche de la population qui survivait déjà difficilement et qui n’arrive plus à écouler sa production sur les marchés en raison du blocage des routes et des rançons exigées par les gangs pour circuler d’un endroit à un autre.
Il faut signaler dans ce contexte le courage des femmes commerçantes et de certains camionneurs qui bravent les dangers de toutes sortes pour continuer à approvisionner la capitale, évitant ainsi des pénuries. Ce travail se fait souvent au péril de leurs vies et leurs marges de bénéficies diminuent considérablement en raison des couts supplémentaires de transport et de rançons qu’ils doivent verser.
Tous les indicateurs de protection sont au rouge en Haïti. L’insécurité alimentaire a atteint les 4.9 millions d’habitants. Le choléra qui avait refait surface fin 2022 est plus ou moins maitrisé même si de temps en temps des flambées apparaissent dans certaines régions. L’accès à des soins de santé et à l’éducation devient de plus en plus difficile, faute de moyens ou à cause de l’absence de ressources humaines qualifiées pour offrir les services.
Dans les zones occupées par les groupes armés, les enfants ne vont plus à l’école ou bien les professeurs travaillent sous surveillance quand les locaux ne sont pas tout simplement réquisitionnés par les malfrats. Les examens officiels ont pu quand même se tenir en juillet et le Ministère de l’Éducation Nationale annonce pour le 11 septembre prochain la réouverture des classes. Mais l’on sait déjà que de nombreux enfants ne pourront pas aller à l’école, soit parce qu’ils ont du se déplacer, soit parce que les parents n’ont plus les moyens pour assumer les frais de la rentrée.
La migration demeure la seule porte de sortie. Les haïtiens fuient le pays par milliers. La majorité traverse la frontière en direction de la République Dominicaine (RD) et sont souvent déportés. Entre 20 à 25,000 expulsions en provenance de la RD sont enregistrées chaque mois depuis le début de l’année. D’autres tentent d’atteindre les côtes de la Floride sur de frêles embarcations. Pour contenir le flux d’haïtiens demandeurs d’asile à la frontière des Etats-Unis avec le Mexique, le président américain Joe Biden a adopté en janvier 2023 le programme Humanitarian Parole qui permet à un citoyen haïtien de se rendre aux Etats-Unis moyennant de trouver un supporter qui accepte de l’accueillir. Entre janvier et juin 2023, 560,000 personnes se sont portées candidates à ce programme et 63,000 ont déjà reçu une réponse positive les habilitant à voyager aux Etats-Unis. Progressivement, le pays se vide surtout de ses cadres, de jeunes fougueux, désireux d’apprendre et de partager leurs connaissances. Ce nouvel exode d’haïtiens et d’haïtiennes a des conséquences sur le fonctionnement des institutions publiques et privées qui voient partir leurs cadres les mieux préparés et expérimentés.
Comment comprendre ce chaos ?
L’État haïtien s’est complètement effondré et tout le monde l’admet. Des groupes liés à des secteurs mafieux en ont profité pour prendre le contrôle de pans entiers de ce qui reste de l’État. L’armement des groupes armés qui arrivent à trouver des armes très sophistiquées et des munitions seraient l’œuvre de ces mafieux qui veulent maintenir le pays tel qu’il est pour leurs propres besoins.
Cet État, tel qu’il existe dans sa forme actuelle, a été mis en place sous l’occupation américaine(entre 1915 et 1934), et est aujourd’hui définitivement caduc. Quelques morceaux subsistent ou font semblant d’exister, car la carcasse des institutions, les lois, les fonctions et le personnel qui reçoit tant bien que mal son salaire existent. Mais les services à la population, sa protection, sont de moins en moins assumés. Le premier ministre Ariel Henry ne rend compte à personne, du moins pas aux acteurs haïtiens, et fait ce qu’il veut des ressources du pays. Le Parlement est caduc, le système judiciaire est dysfonctionnel. La police ne répond pas aux appels des citoyens qui crient secours, qui lui demandent d’intervenir et la justice ne sévit pas contre les gangs. Un embryon de l’armée remobilisée, dispose à sa tête d’un général et d’un ministre de la défense et est composée d’un millier d’hommes et de femmes oisifs qui sont payés pour ne rien faire. Les citoyens et citoyennes sont abandonnés à leur sort. Le Premier Ministre Ariel Henry qui n’a ni programme, ni mandat, se rend dans de nombreuses conférences internationales pour aller exposer la faiblesse de l’État qu’il dirige et demander du support, sans pouvoir dire ce qu’il fait chez lui pour prendre en mains les choses. A deux (2) reprises, il a signé des accords avec un ensemble de partis et groupes politiques rassemblés autour de lui et a promis de faire un ensemble de réformes. Mais ces engagements sont à chaque fois restés sans lendemain.
De son côté, l’opposition réclame le retour à un ordre proche de la Constitution de 1987 qui prévoit un Exécutif à deux têtes : un président et un premier ministre. Elle n’accepte pas que le Premier Ministre assume tous les pouvoirs, y compris ceux du président, en faisant ce qu’il veut à ce moment crucial de notre vie de peuple. Aucun consensus n’est encore trouvé entre les acteurs haïtiens sur l’orientation à donner au pays plus de deux ans après l’assassinat du président Moise, qui lui aussi était très décrié. La justice haïtienne ne s’est pas encore prononcée sur ce qui lui était arrivé.
Derrière cette crise interminable, se profile, selon les observateurs l’enjeu de la reconstitution et La reconstruction de l’État haïtien, surtout de ses forces de sécurité. Les pays qui ont toujours dominé la politique haïtienne font tout pour imposer leurs orientations à ce nouvel état. Ils organisent ici et là des réunions et dictent à M. Ariel qu’ils soutiennent sans réserve, ce qu’il faut faire. Par exemple, la veille de la tenue de la rencontre entre acteurs politiques haïtiens à la Jamaïque, à l’initiative de la Caricom, la cheffe de la BINUH, Mme Salvador, a organisé une conférence de presse pour exiger dans quelle direction devraient se tenir les pourparlers. De son côté, les Etats-Unis ont été très actifs pour identifier et trouver un pays qui accepte de prendre la tête d’une force multinationale en Haïti.
Comment Haïti peut-elle sortir de ce bourbier ?
Cette situation qui prévaut en Haïti a fait l’objet de nombreux pourparlers sur le plan international et un peu moins sur le plan national. Les haïtiens et haïtiennes conscients des enjeux, réclament la reconquête de leur souveraineté même s’ils admettent qu’ils auront besoin pour certaines opérations, de l’appui d’une communauté internationale compréhensive et solidaire.
L’opposition dans laquelle il faut inclure les signataires de l’Accord Montana (un regroupement d’organisations de la société civile et de partis politiques), pose la nécessité de profiter de cette conjoncture exceptionnelle pour jeter les bases d’un nouvel État au service de sa population afin de remplacer l’actuel complètement effondré. Pour cela, elle exige la récupération de la souveraineté du peuple haïtien séquestrée et son droit de forger son propre destin. Cette récupération de la souveraineté ne pourra pas se faire, selon l’opposition, avec Ariel Henry au pouvoir, mais seulement avec un gouvernement de transition et de rupture soutenu par une large majorité de la société haïtienne. L’opposition participe dans les discussions avec la Communauté internationale pour faire valoir son point de vue, mais elle n’admet pas l’intervention d’une force multinationale comme la propose le Secrétaire général des Nations Unies. Tout appui de renforcement des forces de sécurité du pays n’aura de sens que s’il y a un gouvernement de transition en place qui soit en mesure d’assumer le leadership des haïtiens sur la force internationale, soutient l’opposition.
Mais cette Communauté internationale, telle qu’elle est composée actuellement et les rapports de force qui la déterminent, ne jure que par la tenue d’élections et d’une réforme constitutionnelle, quitte à établir un minimum de sécurité avec la présence d’une force multinationale pour rendre ce projet possible. Les Etats-Unis et le Secrétaire Général de l’ONU ont joué de leurs influences pour trouver un pays qui accepterait de prendre la tête de cette force. Finalement, le Kenya, pays de l’Afrique de l’Est, a donné son accord, suite au désistement de plusieurs autres candidats dont le Canada. Cette position est soutenue par les partis et groupes politiques qui appuient M. Ariel Henry.
A aucun moment, on a posé le problème de la reconstruction de l’État effondré ni de la nécessité d’une paix durable en Haïti. Au niveau du Conseil de Sécurité de l’ONU qui s’est réuni à plusieurs reprises sur le cas d’Haïti, quelques petites réticences par rapport au projet sont observées chez la Chine et la Russie qui font de temps en temps grincer la machine.
Il faut dire que la probable arrivée de cette force multinationale dans le pays ne fait pas l’unanimité et risque d’envenimer les problèmes au lieu de les résoudre. Les haïtiens se réfèrent souvent à l’échec de la MINUSTAH (Mission des Nations Unis pour la Stabilisation d’Haïti) qui a plutôt contribué à déstabiliser le pays, à affaiblir ses institutions et à amener plus de problèmes à la population dont le choléra.
Parallèlement, des sanctions économiques et des interdictions d’entrées sur leurs territoires sont prises par les Etats-Unis, le Canada et la République Dominicaine à l’encontre d’un ensemble de personnalités politiques et économiques, parmi eux d’anciens premiers ministres, un ministre en fonction, d’anciens parlementaires et des hommes d’affaires bien connus.
Telle que se présente la situation, la crise en Haïti est loin d’être résolue. Les gens commencent à perdre l’espoir tandis que d’autres veulent rechercher des solutions en dehors des institutions existantes qui de leur côté n’affichent aucune volonté de protéger la population. Malgré les espoirs des uns et des autres, l’avenir d’Haïti s’annonce vraiment sombre. Il est donc urgent que l’UE en tant que membre du Core Group, porte un regard critique sur la démarche actuellement engagée et soutienne les acteurs de la société civile haïtienne pour trouver une issue durable et haïtienne à cette crise sans fin.
Les haïtiens et haïtiennes et les vrais amis d’Haïti réclament de la communauté internationale une position plus ferme dont des actions en justice contre les membres de ce réseau mafieux de trafiquants d’armes, de drogues, de contrebande, etc. qui existe aux Etats-Unis, en Amérique Latine et à l’intérieur du pays et qui alimentent la violence en Haïti. Ils réclament une condamnation officielle du Premier Ministre Ariel Henry pour non-assistance à sa population en danger, tolérance et même complicité avec les groupes armés.
Colette Lespinasse pour la COEH
31 Aout 2023