En Haïti, l’éducation est à plus de 80% entre les mains du secteur privé. Cet état de fait dans un pays extrêmement pauvre ( le taux national de pauvreté dans le pays représente 58,9% et celui de l’extrême pauvreté 23,8%, en 2018)[1] est considéré comme un indicateur important d’inégalité. Si pendant longtemps, les familles acceptaient cette réalité et se saignaient pour permettre à leurs enfants d’accéder à l’école, de plus en plus, elles sont incapables de payer ce coût. Toutes les couches sociales se sont appauvries avec la crise interminable qui secoue le pays depuis plusieurs années. En 2019, le taux d’inflation a atteint en juin la barre de 18% et la monnaie locale, la gourde, a perdu plus de 20% de sa valeur au cours du premier semestre dans un contexte de stagnation des salaires.
Pour couvrir leurs frais de fonctionnement en augmentation, pour cette entrée scolaire prévue pour le 2ème lundi de septembre, les écoles ont ajusté elles aussi leurs prix, certaines frôlant les 100%. Déjà, depuis plusieurs années, pour arrondir leurs marges de revenus, les écoles privées commençaient à s’immiscer dans des domaines commerciaux qui les mettaient directement en compétition avec d’autres acteurs. Face à cette envolée sans précédent des frais scolaires, de nombreux parents ont protesté. Pour forcer les directions d’écoles à atténuer la pilule, certains ont fait carrément appel à la justice en utilisant une loi promulguée en 2017, « La loi sur les frais scolaires encore appelée loi Bastien », du nom du sénateur qui l’avait promue pour tenter de limiter ces dérives. Plusieurs écoles congréganistes parmi les plus réputées se retrouvent ainsi dans le collimateur de la justice qui essaie de jouer le rôle de modérateur dans ce conflit qui ne fait que commencer entre directions d’écoles privées et parents révoltés. Le système commence donc à éclater.
En Haïti, alors que l’Etat n’assume pas 20% de l’éducation, il n’arrive pourtant pas à faire bien fonctionner les écoles publiques sous sa responsabilité. Ces dernières sont souvent en grève parce que les professeurs ne sont pas payés. Alors que l’offre publique de l’éducation demeure faible, la demande ne cesse d’augmenter, parallèlement à la croissance de la population. Cette situation ouvre la porte à un vaste marché de l’éducation où le secteur privé fait la loi. Ici et là des écoles privées s’ouvrent, souvent dans des espaces non appropriés et avec des professeurs peu qualifiés pour essayer de satisfaire cette demande. Dans ce concert, on trouve non seulement des investisseurs privés, mais aussi des églises et des groupes communautaires qui s’organisent pour créer et faire fonctionner des écoles. Dans cet effort, les haïtiens émigrés apportent une grande contribution, à travers les transferts qu’ils envoient. Certaines écoles bénéficient aussi de l’appui d’organisations solidaires de l’Europe et des Etats-Unis pour couvrir les coûts.
Les parents savent que sans instruction, leurs enfants n’iront nulle part et que l’école est la porte qui ouvrira sur toutes les possibilités d’un avenir meilleur pour leurs progénitures. Ils se tuent donc corps et âme tous les jours pour trouver les moyens pour payer l’écolage, acheter les fournitures scolaires, payer le transport et assurer l’alimentation de l’enfant qui va à l’école.
Certains observateurs et observatrices qui commentent ce conflit qui surgit dans le cadre de la nouvelle entrée scolaire entre parents et direction d’écoles privées ont peur d’une dégradation encore plus poussée du niveau de qualité de l’école haïtienne et d’une grande perturbation de l’année scolaire en Haïti. D’autres s’en réjouissent, car ils estiment qu’il s’agit là d’un réveil citoyen important où les gens commencent à comprendre que l’éducation est un droit et ne peut pas être considéré comme n’importe quelle marchandise, même si le secteur privé y joue un rôle. Et l’on se demande, si l’Etat haïtien qui n’a pas assumé ses responsabilités de garantir l’accès à l’éducation pour tous ses citoyens et citoyennes sera en mesure de trancher dans ce conflit ?
Colette Lespinasse, 26 aout 2019
[1] http://www.lenouvelliste.com/article/190237/haiti-et-lextreme-pauvrete-un-budget-de-rupture-simpose, du 17 juillet 2018.