La nouvelle de la décision de la Haute Cour du Kenya rejetant pour inconstitutionnalité le projet du gouvernement de ce pays d’envoyer un millier de policiers en Haïti pour prendre la tête d’une mission multinationale d’appui à la Sécurité (MMAS), n’a pas suscité beaucoup de remous en Haïti. Les gens croient de moins en moins en l’efficacité de ces missions et commencent aussi à être fatigués de ces nombreuses réunions dans des hôtels pour se pencher sur le sort d’un pays qui se meurt à petit feu. Ils ne comprennent pas cet attachement inconditionnel de « la communauté internationale » à un gouvernement qui ne fait rien pour protéger sa population ni pour défendre son territoire et qui se croise les bras en attendant l’arrivée hypothétique d’une mission internationale de sécurité.
Depuis la mi-janvier 2024, des voix s’élèvent et des manifestations sont organisées un peu partout dans le pays pour réclamer de préférence la démission du Premier Ministre Ariel Henry ainsi que de tout son cabinet pour, selon les opposants, « incompétence, irresponsabilité et non-respect des engagements pris, après plus de deux ans au pouvoir ». Ils considèrent le 7 février comme une date butoir pour ce gouvernement pour plier bagage. Des réunions sont organisées avec différents secteurs pour préparer une alternative en vue de gérer le pays après la démission de M. Ariel Henry.
En considérant la capacité de frappe des groupes armés qui se déploient dans toute la capitale sans aucune résistance réelle de la part de l’Etat, certains détracteurs vont jusqu’à penser que les bandits agissent en parfaite synergie avec des secteurs proches du gouvernement qui veut activer l’arrivée de cette force multinationale en prouvant l’incapacité d’Haïti à se prendre en charge en organisant sa défense. Les rares opérations menées par la Police pour contrer les gangs échouent généralement, tandis qu’une force armée qui a été remobilisée, qui disposerait d’un millier de soldats avec à leur tête un général et un Ministre de la Défense, reste cantonnée dans ses bureaux. De leur côté, Les différents ministères n’agissent pas pour soulager la souffrance des populations, ni pour faire fonctionner un minimum de service. Malgré les nombreux déplacements forcés de population, aucune note d’attention, aucune consigne n’est donnée par le gouvernement aux gens pour qu’ils sachent quoi faire quand ils sont attaqués par des bandits.
C’est dans le même contexte qu’il faut comprendre l’enthousiasme manifesté par de nombreux groupes qui acceptent d’appuyer M. Guy Philippe, un ancien commissaire de Police, qui avait renversé l’ex-président Aristide du pouvoir en 2004 et qui vient de passer six(6) ans de prison aux Etats-Unis pour trafic de stupéfiants. Fraichement revenu au pays, M. Philippe se présente en « sauveur et révolutionnaire » et prétend vouloir libérer la Nation du joug des gangs auxquels elle est livrée. Depuis son retour, M. Philippe sillonne tous les départements, arrive à rassembler des foules à chaque endroit et appelle le peuple haïtien à pratiquer la désobéissance civile en fermant les bureaux de l’Etat, à se révolter contre l’actuel gouvernement et tout le système politique et économique, incluant les acteurs de l’intérieur et de l’extérieur, qui le soutiennent. Dans cette démarche, M. Philippe trouve la bénédiction de la BSAP (Brigade de Surveillance des Aires Protégées), une unité du Ministère de l’Environnement qui se retrouve brusquement en train de faire de la politique. La BSAP semble être parvenue à recruter des troupes dans tout le pays et à se doter de nombreuses armes, certaines toutes neuves, sans qu’on sache avec quels moyens et comment elles sont entrées au pays. Tout cela créé beaucoup de confusions, une atmosphère explosive et divise encore davantage la nation. Si Guy Philippe a trouvé des adeptes dans tous les secteurs, des voix critiques, notamment dans les milieux des droits humains, s’élèvent aussi pour demander au peuple haitien de faire attention pour ne pas tomber dans des aventures qui seraient encore pires que celles qu’il est en train de vivre en propulsant par-devant la scène politique un repris de justice.
La décision de la Haute Cour du Kenya survient donc dans un contexte difficile où la population haitienne se sent trahie et humiliée par ceux-là mêmes qui devraient la défendre et elle cherche des moyens pour pouvoir sortir de ce bourbier. Des citoyens et citoyennes sont furieux de voir un Etat renoncer complètement à ses obligations de protéger ses ressortissants et de défendre son territoire pour se reposer complètement sur l’arrivée probable d’une force multinationale. Les gens se réfèrent à l’histoire du pays qui a pris naissance en luttant contre l’esclavage et le colonialisme pour revendiquer leurs droits à prendre en mains leur destin.
Quelques secteurs ayant commenté la décision du tribunal du Kenya, la considèrent comme un camouflet au gouvernement de M Ariel Henry et à la « communauté internationale » qui ne jurent que par l’arrivée de cette force multinationale décidée le 2 octobre 2023 par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Des proches du premier ministre estiment que tout n’est pas fini puisque le gouvernement du Kenya va faire appel à cette décision judiciaire et disent espérer que l’envoi des troupes kényanes sera finalement autorisé. Des diplomates ont pris la parole pour aller dans cette même direction. Dans un communiqué officiel publié le 29 janvier 2024, les Etats-Unis « ont exprimé leur soutien ferme à la MMAS », tandis que son Secrétaire d’Etat adjoint pour l’hémisphère Sud, Brian A. Nichols, a affirmé que Les Etats-Unis renouvellent leur position pour la tenue d’élections dans le pays. « La seule voie vers une stabilité à long terme passe par des élections libres et équitables », a-t-il déclaré.
La communauté internationale qui appuie sans réserve le premier ministre de facto, avait déployé toute une panoplie d’activités, à l’approche du 26 janvier 2024, date prévue par la Cour kenyane pour statuer sur le dossier. En France, c’est l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) qui avait pris le relais, en organisant une conférence avec de hauts fonctionnaires internationaux. A l’issue de cette rencontre, le représentant de l’OEA a affirmé «qu’Il n’y aura pas de transition dans la transition », une façon de rejeter d’un revers de main toute demande de démission de M. Ariel Henry et de le remplacer par un gouvernement plus actif et crédible. De son côté, le Conseil de Sécurité des Nations Unies s’était lui aussi réuni au cours de la même période pour analyser le dossier d’Haïti et renouveler son souhait de voir le déploiement rapide de la MMAS. A cette occasion, le secrétaire général, M. António Guterres, lui a présenté avec un luxe de détails la situation catastrophique d’Haïti qui sombre sous le poids des gangs qui tuent, violent, volent, pillent et brûlent en toute impunité.
Haïti se trouve donc, en ce début de 2024, entre l’enclume et le marteau et cherche sa voie pour ne pas disparaitre sous la pression de tant d’intérêts contradictoires qui se jouent sur son dos. Saura-t-il trouvé la force nécessaire pour remonter la pente et prendre en mains son destin ?