Malgré une situation morose caractérisée par la difficulté de se déplacer d’un endroit à l’autre en raison de la pénurie de carburant et de l’insécurité, plus d’une soixantaine de représentants d’organisations paysannes, de syndicats du milieu ouvrier et d’ONG solidaires se sont réunis dans un hôtel de la capitale haïtienne, les 14, 15 et 16 Octobre 2021, pour réfléchir sur la nécessité d’un grand mouvement en faveur de la souveraineté alimentaire dans le pays.
Sous le thème « Agroécologie et souveraineté alimentaire : Pour des systèmes alimentaires en adéquation aux revendications populaires », plusieurs intervenants et intervenantes ont défilé pour expliquer à l’assemblée la grande différence entre le système industriel de production alimentaire qui consomme beaucoup de ressources tout en causant de graves dommages à l’environnement et à la santé humaine et celui de l’agriculture paysanne, malheureusement méprisée mais qui nourrit le monde à plus de 70%. « A l’origine, l’agriculture visait la bonne et saine alimentation des êtres humains, employait des techniques simples et encourageait la solidarité. Mais le modèle industriel agricole qu’on veut nous imposer s’intéresse d’abord au gain et veut s’accaparer de toutes les ressources disponibles (terre, eau, semences) au profit de quelques capitalistes qui n’ont qu’un seul objectif : s’enrichir », a martelé Chavannes Jean-Baptiste, leader du Mouvement Paysan Papaye, l’un des principaux mouvements paysans en Haïti et co-organisateur de l’activité.
Chavannes Jean-Baptiste plaide en faveur de vastes alliances entre villes et campagnes, entre producteurs et consommateurs pour combattre l’invasion des produits importés souvent nocifs pour la santé au profit des produits de l’agriculture familiale paysanne qui doit bénéficier des recherches scientifiques disponibles pour s’améliorer.
Prenant la parole à son tour, Camille Chalmers de la PAPDA a dénoncé le dernier sommet mondial sur les systèmes alimentaires organisé par les Nations Unies au cours du mois de septembre 2021. Ce sommet, a-t-il fait remarquer, a été contrôlé par les groupes mondiaux qui veulent faire mainmise sur les ressources disponibles pour l’agriculture. Il a critiqué le scandale de la faim dans le monde avec plus d’un milliard de personnes en insécurité alimentaire alors qu’avec les moyens disponibles, il est possible de nourrir plus que le double de la population de la planète aujourd’hui. Chalmers estiment que les paysans de partout doivent être au courant de ce scandale et appelle à une démystification de certaines idées qui veulent faire croire que c’est le modèle industriel agricole qui nourrit le monde. « Ce n’est pas l’agriculture industrielle qui contrôle malheureusement 80% des terres agricoles qui nourrit la planète aujourd’hui, mais plutôt l’agriculture paysanne qui dispose a peine de 20% de terres agricoles et qui fournit plus de 70% des aliments», a expliqué Chalmers.
Signe d’une grande prise de conscience de cette problématique concernant la production alimentaire dans le monde et en Haiti, les délégués paysans et paysannes présentes à la rencontre, n’ont pas raté un moment pour vanter les bienfaits de l’agroécologie comme stratégie, selon eux, pouvant aider Haïti à regagner sa souveraineté alimentaire.
Rosemène Valdemar, est membre de la coordination Nationale de Tèt Kole Ti Peyizan Ayisyen. Elle nous confie l’importance qu’accorde de plus en plus son organisation à l’agroécologie. « Nous faisons de la formation pour nos membres sur les techniques agroécologiques de manière à ce qu’ils puissent produire des aliments de bonne qualité tout en protégeant l’environnement ».
Elle déplore le peu d’intérêt accordé par l’Etat haïtien au travail des femmes dans l’agriculture. « Les femmes paysannes sèment, sarclent, récoltent, préparent à manger pour la famille, vont vendre au marché pour rendre disponibles des produits aux différentes villes et communautés. Mais l’Etat du pays ne donne aucune importance à ce que nous faisons. Nous n’avons pas de bonnes semences, pas d’encadrement, ni de moyens économiques pour faire l’agriculture », déplore-t-elle en marge de la célébration de la journée internationale des femmes paysannes, le 15 Octobre.
« Dans le Nord’Ouest où je suis coordonnatrice d’un mouvement de femmes paysannes, nous luttons contre l’accaparement de nos terres. Nous réclamons la préservation de nos terres pour pouvoir produire nos propres aliments adaptés à notre culture et nos habitudes alimentaires. Nous exigeons une réforme agraire en bonne et due forme pour que les femmes paysannes aient accès à la terre », réclame de son côté Alta Prophète, une autre femme paysanne, membre du Mouvement National Paysan Congrès de Papape (MPNKP). Elle dit miser sur l’agroécologie comme moteur pour un développement agricole en Haïti.
Au cours de ces trois journées sur l’agroécologie et la souveraineté alimentaire, de nombreuses réflexions ont porté sur les menaces qui pèsent sur les terres agricoles en Haiti non seulement par le mouvement d’accaparement qui a commencé dans le Nord-Est et dans l’Artibonite, mais aussi par les projets d’extraction minière. Selon un intervenant sur le sujet, des compagnies minières disposeraient déjà de plus de 40 permis d’exploitation de mines dans différentes parties du pays et n’attendent qu’une conjoncture favorable pour initier les travaux. Il a appelé à la vigilance citoyenne pour éviter le développement de ces projets qui auront des conséquences désastreuses sur l’agriculture paysanne et sur la souveraineté alimentaire.
De son côté, une représentante de SOFA(Solidarite Fanm Ayisyen) a présenté le combat que mène son organisation depuis que l’ancien président haitien, M. Jovenel Moise avait décidé d’inclure les 13 hectares de la ferme école de l’organisation parmi les 8,000 hectares qu’il avait décidés de donner en cadeau à un homme d’affaire pour un projet dans l’Artibonite avec Coca Cola. Pour sa part, David Tilus de GAFE (Groupe d’Action Francophone pour l’Environnement) a présenté à l’assemblée le «Pacte National pour une Transition Ecologique et Social en Haïti », et l’encourage à se mobiliser pour que les idées proposées par le Pacte fassent partie du débat politique et que ce document soit adopté comme outil de politiques publiques. D’autres collaborateurs de l’étranger sont intervenus aussi à distance autour du même sujet pour partager avec l’assemblée leurs idées et les luttes qui sont menées un peu partout dans le monde.
A l’issu de ce forum, les participants et participantes ont adopté une déclaration où ils ont pris l’engagement de se rassembler pour la construction en Haïti d’un mouvement social et populaire fort et articulé et définir des stratégies de lutte pour défendre l’agriculture paysanne familiale agro écologique afin de construire les bases réelles de la souveraineté alimentaire dans le pays. Ils se sont aussi engagés à faire preuve de plus de détermination pour défendre les terres agricoles au profit des paysans et paysannes ; à lutter contre tous les accaparements de terres agricoles, et toutes les menaces sur la souveraineté alimentaire du pays ; à monter et réaliser une campagne nationale de formation, de sensibilisation et de conscientisation sur le modèle d’agriculture paysanne familiale agro écologique et la consommation des produits locaux à tous les niveaux: gastronomie, habillement, logement, divertissements, musique, danse et tout autre élément caractéristique de la culture et des traditions du peuple haïtien. Ils se sont aussi engagés à défendre les semences locales (créoles) et plaident pour des investissements pouvant répondre aux défis confrontés par les paysans-nes dans le renforcement de l’agriculture paysanne familiale agro écologique. Pour plus de détails, voir le texte de la déclaration finale.