La crise politique qu’Haïti traverse actuellement montre encore une fois qu’il n’y a pas de solutions provisoires pour aider à améliorer les conditions de vie des millions d’Haïtiens. « Building Back Better » (reconstruire en mieux) n’est pas seulement question de changements cosmétiques, mais doit impliquer des changements fondamentaux visant les causes fondamentales de la vulnérabilité d’Haïti.
“La Catastrophe n’était pas naturelle », disait l’économiste haïtienne Myrtha Gilbert dans un article publié en novembre 2008 sur le site web de l’Alterpresse. Cette année-là, Haïti a été frappée durement par des cyclones et tempêtes tropicales. Des centaines d’Haïtiens ont perdu la vie, des bovins ont été emportés par l’eau et les dommages matériels aux maisons, aux routes et aux cultures étaient énormes. Seulement quatre ans auparavant, le cyclone Jeanne avait causé l’inondation de la ville côtière des Gonaïves – la ville la plus sèche du pays – après de fortes pluies dans les montagnes. Des maisons ont été englouties par l’eau, 3’000 personnes ont perdu la vie, 2’600 personnes ont été blessées et plus que 300’000 personnes ont été déplacées. La déforestation et l’érosion ont été les catastrophes qui ont donné à l’événement naturel du cyclone sa force dévastatrice. Des interventions humaines dans la nature ont augmenté l’impact de ce phénomène naturel. Gilbert a écrit : « La dénudation du sol haïtien a été rendue possible par des décisions désastreuses. » Des décisions désastreuses du gouvernement haïtien, très souvent supportées par et à l’intérêt des entreprises et institutions internationales et des groupes élites nationales. A cause de ces décisions, Haïti est devenue beaucoup plus vulnérable aux risques naturels.
Dans son dernier livre Humanitarian Aftershocks in Haïti (Répliques Humanitaires en Haïti) (2016), l’anthropologue Mark Schuller raconte essentiellement la même histoire sur le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Comment est-ce qu’Haïti est devenue si vulnérable? En réponse à cette question, il fait référence au modèle de Désastre de Pression et Relâchement (PAR). Le modèle PAR comprend un désastre comme l’interaction entre des facteurs sociaux et économiques et la véritable catastrophe naturelle, avec ses propres particularités (par exemple le type de catastrophe, l’intensité, la proximité des zones densément peuplées). Sur le plan social, le modèle distingue trois aspects : des causes fondamentales, des pressions dynamiques et des conditions dangereuses. Ces trois aspects définissent la vulnérabilité d’une société.
Les causes fondamentales concernent des systèmes et structures politiques et économiques qui définissent comment le pouvoir et la richesse sont distribués au sein de la société. Dans son livre At Risk (A Risque) (2003), le géographe Wisner explique les causes fondamentales de la manière suivante : « Les causes fondamentales sont connectées au fonctionnement (ou mauvais fonctionnement) de l’Etat, et, finalement, à la nature du contrôle exercé par la police et l’armée, la « bonne » gouvernance, l’Etat de droit et les capacités de l’administration. » (p.52).
Schuller mentionne trois causes fondamentales de la vulnérabilité d’Haïti : l’héritage du système colonial (l’esclavage et l’exploitation économique) ; l’influence continue des pouvoirs étrangers dans les affaires domestiques observables immédiatement après l’indépendance ; et un Etat qui fonctionne contre la nation et qui vise à servir ses propres intérêts et ceux des groupes spécifiques de l’élite. Il connecte alors ces trois causes fondamentales à des pressions dynamiques. Schuller : « l’héritage de ces pouvoirs étrangers – l’Etat et l’élite, ménage-à-trois, aboutit à la destruction environnementale, aux conflits fonciers, à l’exclusion sociale, l’inégalité extrême, la centralisation à Port-au-Prince, un Etat qui n’investit pas en développement social, tout ceci a amplifié la force destructive des catastrophe naturelles comme des tremblements de terre et cyclones, tous deux endémiques à la région. » (p.27)
Donc les pressions dynamiques sont les conséquences d’un (mauvais fonctionnement) système social et économique. La question est : qu’est-ce que ces causes fondamentales induisent ? Des facteurs ont contribué considérablement au nombre élevé de morts, notamment le surpeuplement de Port-au-Prince et le mauvais état de l’infrastructure urbaine. A cause des raisons économiques comme le manque d’espace lié au surpeuplement, les gens ont construit leurs maisons aux endroits dangereux. La déforestation et la subordination sociale et économique de la campagne avaient provoqué un exode massif du ‘peyi andèyo’ à la capitale. La migration à la ville a été encouragée aussi par des politiques gouvernementales créant des emplois mal rémunérés dans l’industrie d’assemblage et par l’exploitation abusive de terres agricoles, initialement destinées à la production alimentaire domestique, pour la production orientée à l’exportation, par exemple, de fruits tropicaux. L’importation de produits alimentaires des États-Unis (spécifiquement du riz) a causé le recul de la production alimentaire nationale et la perte de nombreux emplois. Alors, beaucoup de gens sont arrivés dans la région métropolitaine où les opportunités de travail étaient limitées, où l’infrastructure urbaine manquait, où des services de base comme l’électricité, l’eau potable, les soins de santé et l’éducation étaient insuffisants. Toutes ces pressions dynamiques avaient créé un sol fertile pour des conditions dangereux.
Les conditions dangereuses sont le fait de la vie réelle et visible qui rendent la vie à risque. Très souvent, ces conditions s’avèrent être la cause primaire d’un grand nombre de victimes dans le cas des désastres naturels. Par exemple, dans le cas du séisme du 12 janvier 2010, la chute des bâtiments qui n’étaient pas résistants aux séismes a été la première cause de décès. Les gens avaient utilisé des matériaux bon marché et donc de qualité inférieure ; il y avait eu un manque de main-d’œuvre qualifiée et de grosses machines ; les codes de construction avaient été négligés; de plus, les maisons avaient été construites dans des ravines ou sur des mornes.
Donc, reconstruire en mieux ne signifie pas seulement un changement des conditions dangereuses, même si elles devraient être prises en compte immédiatement et généreusement. Et pas seulement parce qu’elles sont ce que l’on appelle les victoires faciles qui affectent la vie des gens instantanément et considérablement. Mais certaines choses doivent changer aussi à un niveau plus profond. C’est exactement ce que l’actuelle situation politique nous démontre. La crise politique est une illustration d’une des causes fondamentales de la vulnérabilité d’Haïti vis-à-vis des désastres naturels. Des politiciens prédateurs, qualifiés de « grands mangeurs », également entre eux, afin d’obtenir leur part et servir seulement leurs propres groupes de support au détriment de la majorité du peuple. Afin de réduire la vulnérabilité d’Haïti, les trois aspects du modèle PAR doivent être abordés. Il n’y a pas des solutions provisoires. Pas des changements cosmétiques. Ils doivent être abordés ensemble. les difficultés confrontées ensemble et non de façon solitaire, comme les ONGs ont très souvent tendance à le faire. D’où la chanson Woch la lou pou nou woule-l paske nou tounen koukouj (le travail a devenu trop lourd pour nous parce que nous ne travaillons plus ensemble) est une bonne illustration. En bref, changer les conditions dangereuses, réduire la pression dynamique et attaquer les causes fondamentales.
Marcel Catsburg est professeur de communication organisationnelle (internationale). De 1991 à 1996 il a travaillé en Haïti comme conseilleur de communication avec une ONG locale. Il écrit sur Haïti sur son site : www.haitiinfo.nl