La professeure d’université, Myrtha Gilbert, a écrit après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti un livret intitulé « La Catastrophe n’était pas naturelle ». A travers cet écrit, elle voulait attirer l’attention sur le fait que les nombreuses destructions de vie et de bien enregistrés dans le pays à l’occasion de ce tragique événement n’étaient pas le fruit d’un hasard ou d’une dynamique intrinsèque au mouvement de la terre, mais plutôt les conséquences d’une mauvaise et injuste organisation politico-économique et sociale qui méprise les lois de la nature et toute la population qui vit sur cette terre.
Très tôt, on a parlé de « RECONSTRUCTION » d’Haïti sans en poser les fondements, sans une réflexion critique sur les causes de cette tragédie, sans poser le problème de l’exclusion sociale et surtout sans une entente nationale sur les nouvelles orientations qui allaient guider cette reconstruction. Très vite les experts qui ont accouru au chevet d’Haïti et qui ont préparé, sans participation des citoyens et citoyennes du pays, le fameux Plan d’Action pour le Relèvement et le Développement d’Haïti(PARDH), ont mis l’accent sur les reconstructions physiques à faire et les ont chiffrées à plusieurs milliards de dollars. Certes, sur papier, on a parlé de « refondation territoriale, économique et sociale » avec une indication claire sur le maintien des projets récurrents des grandes institutions internationales axés sur l’exportation agricole, le développement des zones franches et du tourisme. Cependant, rien n’a été dit sur la refondation politique et la gouvernance caractérisée par l’exclusion sociale. Le contenu du plan a d’ailleurs été peu diffusé et la nation n’a pas très bien compris quelle orientation réelle le pays voulait prendre après tant de destructions. Le processus a échappé complètement aux haïtiens. 11 ans après, personne ne sait où l’on en est avec ce plan.
Beaucoup de promesses, de conférences internationales ici et là avec la présence des « grands » de ce monde pour collecter des fonds pour cette reconstruction. Des milliards de dollars ont été promis ; une partie a été déboursée par des donateurs généreux ou intéressés, parfois pour payer le cout de leurs propres opérations ou pour rembourser « une dette injuste» contractée dans le passé par des corrompus au nom d’Haïti.
Quelques rares voix se sont élevées pour faire remarquer que la reconstruction physique d’Haïti devrait être accompagnée d’une reconstruction psychique, philosophique, morale, éthique où les valeurs fondamentales devant guider l’organisation sociale, les relations de l’Etat avec ses citoyens, devraient être fortement soulignées et appliquées. Le tremblement de terre était l’occasion de refonder l’Etat haïtien, de revoir son mode de gouvernance dans une perspective d’équité, de reconstruire les institutions, les organisations sur de nouvelles bases, d’ériger de nouvelles normes pour une autre gestion plus efficace et plus juste du pays et de sa population.
Mais ces voix n’ont pas été entendues. Les organisations de la société civile qui portaient ces revendications et projets pour la réorganisation des quartiers, la décentralisation, le droit au logement décent, la révision du rôle de l’Etat et de ses institutions, une autre forme de distribution des ressources, l’inclusion sociale, la promotion des valeurs comme l’égalité, la solidarité, la non-discrimination etc., ont été écartées.
Au lieu de reconstruction d’Haïti, l’on a assisté au renforcement d’un système injuste, corrompu qui favorise l’enrichissement, parfois illicite de groupes puissants, au détriment d’une population en détresse et chaque jour davantage appauvrie.
Certes, quelques actions ont été menées, certains édifices publics ont été érigés, quelques victimes du tremblement de terre ont bénéficié de logements sociaux construits par des ONG, d’autres ont pu reprendre leurs activités économiques grâce à des solidarités dont ils ont bénéficié. Mais cela ne suffit pas pour réorienter un pays après tant de destructions. Et ces initiatives, aussi nobles qu’elles soient, apparaissent souvent comme un cheveu sur la soupe parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans un projet global de réorganisation du pays. Au lieu de refaire les quartiers populaires pour les rendre plus dignes et attrayants, l’on a assisté à une démultiplication des quartiers pauvres dans la capitale et les principales villes du pays et même à une bidonvilisation de zones autrefois considérées comme résidentielles. Les constructions anarchiques, sans respect des normes ne se sont pas arrêtées et l’Etat n’arrive à faire respecter les règles édictées. Plusieurs quartiers échappent désormais à son contrôle et des groupes armés pour différentes motivations y font régner leurs propres lois.
Au lieu de décentralisation et d’une bonne articulation entre ville et campagne, l’on a assisté à une migration massive vers les villes et un délaissement total de la campagne. Les nouveaux dirigeants arrivés au pouvoir avec un appui fort de la « communauté internationale » et des groupes économiques puissants se sont donnés pour mission de maintenir tel qu’il est le système injuste qui gouverne Haïti depuis plus de deux siècles. Comment comprendre la présence pendant plus de quinze ans (2004- à nos jours) de plusieurs missions internationales des Nations-Unies dont l’objectif déclaré à chaque fois est de « stabiliser Haïti » ou de « réformer ses institutions »? Malgré les milliards dépensés pour le maintien de ces missions qui ont revêtu plusieurs noms (MINUSTAH, MINUHJUST et aujourd’hui BINUH), les institutions haïtiennes sont devenues plus faibles. En témoignent la situation sécuritaire du pays avec une police désorganisée et la prolifération de groupes armés, le dysfonctionnement du système judiciaire paralysé depuis plus d’une année, l’aggravation de l’insécurité alimentaire qui touche désormais la moitié de la population, l’appauvrissement du pays dont l’indice de développement humain ne cesse de se détériorer (169 sur 189 pays classés en 2020) et la dégradation accélérée de l’environnement? Au lieu de reconstruction après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, l’on assiste plutôt au renforcement du CHAOS en Haïti.
11 ans après le tremblement de terre, le processus de destruction d’Haïti et non de sa Reconstruction se poursuit. C’est comme si le peuple haïtien vivait encore sous les décombres, comme au premier jour de la catastrophe.
QUE FAIRE ?
« Si tous les rafistolages n’ont pas tenu, c’est que le temps est venu de reprendre tout l’ouvrage avec le fil et au crochet d’un autre âge », écrivait un poète haïtien. Le pays ne sortira pas de ces décombres, sans une nouvelle orientation claire pour la réorganisation de l’Etat avec une équipe déterminée qui assume cette nouvelle orientation et qui travaille en conséquence. C’est ce que les gens appellent la construction d’un nouvel Etat plus proche de la population et qui bénéficie de sa confiance. De nos jours, l’on parle beaucoup de « Rupture en Haïti », mais les signes sont encore peu visibles, car même des acteurs et actrices qui prononcent ces paroles ne les vivent pas toujours. A côté de cela, il y a une communauté internationale alliée des groupes puissants d’Haïti qui s’acharne à poursuivre sur la même voix, en voulant imposer sa loi pour justifier sa longue présence dans le pays. Depuis la fin de l’année 2020, avec l’appui de cette « communauté internationale », le gouvernement est en train de mettre en place des mécanismes musclés, anti-démocratiques pour fabriquer une nouvelle constitution et organiser des élections sur mesure en vue de replâtrer le même système de chaos social.
11 ans après le tremblement de terre, Haïti vit encore sous les décombres et cherche sa voie. Trouvera-t-elle l’énergie intérieure et la solidarité nécessaire pour gagner ce pari ?